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Transfusion et responsabilité

Accident résultant de la transfusion de produits sanguins incompatibles avec le sang du malade : responsabilités des acteurs du sysème de santé. Analyse d'une décision du Tribunal des Conflits du 14 février 2000

Chronologie des faits

• Le 2 janvier 1984,  M. R est admis dans une clinique de traumatologie et d'orthopédie en vue de la pose d'une prothèse totale de la hanche droite.
• Le 3 janvier 1984 au matin il fait l’objet d'un prélèvement sanguin effectué par une infirmière de cet établissement privé qui est transmis sans délai au Centre régional de transfusion sanguine et d'hématologie dépendant du Centre hospitalier régional de N., à charge pour le Centre de transfusion de procéder au groupage du sang du patient.
Cette opération effectuée le jour même dans l'après-midi fait apparaître que M. R appartient au groupe 0 rhésus positif.

Le résultat du groupage n'est pas dactylographié au moment où il est connu, vers 17 heures. 

Lorsque le préposé de la clinique se présente le 4 janvier 1984 peu après 6 heures au Centre de transfusion sanguine pour réclamer du sang correspondant au groupe sanguin de M. R, l'interne de garde au Centre  intervertit les résultats de groupages concernant ce dernier et un autre patient qui doit être opéré le même jour à la clinique traumatologique, de sorte qu'est établie par erreur une fiche de liaison de couleur verte correspondant au groupe A rhésus positif pour le sang destiné à M. R au lieu dune fiche de liaison de couleur rouge correspondant au groupe 0 rhésus positif.
Le  Docteur G., anesthésiste à la clinique traumatologique procède, vers 7 heures et quart et alors que l'opération doit débuter à 8 heures, à un unique test de compatibilité d'une des quatre poches de sang livrées, avec le sang de l'opéré sans que soit décelée l'erreur qui a été commise par le Centre de transfusion sanguine.
L'injection au cours de l'opération de produits sanguins incompatibles est à l'origine pour M. R. de graves complications dont il demande réparation.


Procédure

Mr R. engage une action devant le Tribunal de Grande Instance pour faire condamner la Caisse Régionale d’Assurance Maladie dont dépend la clinique et le Dr G. Le tribunal déboute Mr R. au motif qu'aucun manquement aux règles de l'art médical ne peut être reproché à l'anesthésiste de la clinique et que « la cause directe et exclusive de l'accident doit être recherchée dans la faute de l'interne du Centre de transfusion sanguine ». Ce jugement est confirmé par la Cour d’appel qui estime, en outre, qu'aucun manquement ne peut non plus être relevé à l'encontre de la clinique au titre du contrat d'hospitalisation, la liant à M. R. Le pourvoi formé contre cet arrêt est rejeté par la Cour de cassation.


En parallèle à l’action devant les tribunaux civils, M. R a saisi le Tribunal Administratif. Ce dernier, tout en estimant que le Centre hospitalier régional dont relève le Centre de transfusion sanguine a commis une faute dans l'exécution de sa mission de service public en intervertissant les résultats de groupages en instance de dactylographie concernant M. R, a néanmoins limité la part de la responsabilité de l'établissement public au tiers du préjudice subi par la victime au motif que ce préjudice était, pour le surplus, imputable au fait que l'anesthésiste de la clinique traumatologique ne s'était pas pleinement assurée de la compatibilité du sang transfusé et de celui du patient alors qu'elle disposait du temps nécessaire pour procéder à un tel examen.


La cour administrative d'appel confirme la décision des premiers juges limitant à un tiers la responsabilité du Centre hospitalier régional. Cet arrêt n'a pas fait l'objet d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat.


Considérant que les demandes formées par M. R. devant la juridiction de l'ordre judiciaire et devant la juridiction de l'ordre administratif avaient le même objet et que les décisions définitives rendues par les deux ordres de juridiction sont fondées sur une appréciation divergente des circonstances de fait qui sont à l'origine du dommage dont l'intéressé est fondé à obtenir réparation.


Les décisions présentent une contrariété conduisant à un déni de justice. Dès lors, la requête de M. R. est recevable devant le Tribunal des conflits.


Décision du Tribunal des Conflits

Les Centres de transfusion sanguine - aujourd'hui Etablissements Français du Sang - ont le monopole des opérations de collecte du sang et ont pour mission d'assurer le contrôle médical des prélèvements, le traitement, le conditionnement et la fourniture aux utilisateurs des produits sanguins. Dès lors,  ces centres sont responsables, même en l'absence de faute, des conséquences dommageables de la mauvaise qualité de produits fournis.  Cette responsabilité est de plus fort encourue lorsqu'une faute peut être relevée dans l'organisation ou le fonctionnement d'un Centre de transfusion sanguine dépendant d'un établissement public d'hospitalisation.

Il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expert que le défaut de transcription dactylographique des résultats du groupage du sang de M. R. et plus encore l'interversion des résultats des groupages concernant respectivement l'intéressé et un autre patient révèlent un défaut d'organisation et de fonctionnement qui est de nature à engager la responsabilité à l'égard de Mr R. du Centre hospitalier régional dont dépend Centre de transfusion sanguine.


Toutefois, il résulte également du même rapport d'expertise que le médecin anesthésiste qui avait reçu du Centre de transfusion sanguine quatre unités adultes de concentré globulaire, deux unités de plasma frais congelé, cinq filtres chauffants et quatre dispositifs destinés à vérifier la compatibilité des flacons transfusés, chaque flacon étant accompagné d'un carton « carte pour épreuve prétransfusionnelle » a procédé à un seul test de compatibilité à l'aide d'un des cartons tests, en dépit des mesures de précaution qui lui incombaient.  Une circulaire ministérielle met l'accent sur la nécessité de la vérification prétransfusionnelle du groupe sanguin qui doit constituer « la phase ultime et indispensable du contrôle ». L'anesthésiste disposait du temps nécessaire pour pratiquer un tel contrôle avant l'heure prévue pour l'opération. Dès lors, l'anesthésiste de la clinique a commis une faute qui est l'une des causes du préjudice dont Mr R. demande réparation.


Le Tribunal des Conflits déclare le Centre hospitalier régional responsable des trois-quarts du dommage consécutif à l'accident survenu à M. R et le Docteur G. responsable de ce dommage à hauteur du quart.


Montant du préjudice


Pour évaluer le montant du préjudice subi par Mr R. le Tribunal des Conflits tient compte :

des pertes de revenus pendant la période de trois ans au cours de laquelle il a été victime d'une incapacité temporaire faisant obstacle à l'exercice de sa profession de pharmacien
de la perte de revenus consécutive à l'incapacité permanente partielle
du préjudice esthétique résultant plus particulièrement d'une claudication
des douleurs physiques très importantes occasionnées par les interventions rendues nécessaires à la suite de l'accident thérapeutique
des troubles dans les conditions d’existence subis par l'intéressé
du préjudice matériel en rapport direct avec l'accident

Après déduction de la créance de 475.642,32 F de la caisse primaire d'assurance-maladie (frais médicaux et pharmaceutiques consécutifs à l'accident thérapeutique et indemnités journalières versées à Mr R.), les droits de M. R. ont été fixés à 848.193F.

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COMMENTAIRES

Quant à la mise en cause de la responsabilité du Dr G., salarié d’un établissement privé

Au cours de la procédure devant le Tribunal des Conflits, le Dr G. a souligné que seule la responsabilité de l'établissement dont elle était la préposée pouvait être recherchée, et non la sienne propre.

Il est exact qu’en vertu du contrat d'hospitalisation et de soins le liant au patient, un établissement de santé privé est responsable des fautes commises tant par lui-même que par ses substitués ou ses préposés qui ont causé un préjudice à ce patient.
Mais eu égard à l'indépendance professionnelle dont bénéfice le médecin dans l'exercice de son art qui est au nombre des principes généraux du droit, il est loisible au patient, indépendamment de l'action qu'il est en droit d'exercer sur un fondement contractuel à l'encontre de l'établissement privé de santé, de rechercher, sur le terrain délictuel, la responsabilité du praticien lorsque, dans la réalisation des actes médicaux, celui-ci a commis une faute. La faute étant caractérisée, l’argumentation du Dr G., fondée sur les principes régissant la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, ne peut être retenue.


Et la responsabilité de l’interne ?

Du  paiement des dommages et intérêt


Il peut sembler étonnant que la responsabilité de l’interne n’ait pas été évoquée dans cet arrêt. Tout à la fois étudiant et praticien en exercice, l’interne a qualité d’agent public. Or, l'établissement public hospitalier assume la responsabilité des fautes commises par tous ses agents, et donc, par conséquent des internes, dans l'exercice de leurs fonctions. En l’espèce, le Tribunal des Conflits a relevé que le Centre hospitalier régional dont relève le Centre de transfusion sanguine a commis une faute dans l'exécution de sa mission de service public  en intervertissant les résultats de groupage (faute de l’interne) en attente d’être dactylographié (faute dans le fonctionnement du service). Dès lors, le paiement des dommages et intérêts pour le préjudice subit par Mr R. incombe bien en partie au Centre Hospitalier Régional.

De la responsabilité disciplinaire


Les internes encourent, pour les fautes commises dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs activités au titre des stages pratiques, des sanctions disciplinaires.


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Quid de la responsabilité pénale de l’interne et du médecin ?

L’affaire en question ne dit pas si le patient a, ou non, poursuivi le médecin de la clinique ou l’interne, devant les juridictions pénales.

Pouvait-il le faire ?

Le droit pénal est dominé par le principe de légalité : il ne peut y avoir de poursuites dans ce domaine que sur le fondement d’un texte précis et non d’un principe général, comme cela est possible en matière civile ou disciplinaire.
La responsabilité pénale, en matière médicale, est le plus souvent fondée soit sur un texte général incriminant l’homicide ou les blessures involontaires, soit sur un texte particulier (violation du secret professionnel, non assistance à personne en danger...).
Le médecin, comme l’interne, peut être poursuivi si par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité imposée par la loi ou les règlements, il cause la mort à autrui ou si le patient est victime d’une incapacité totale de travail (ITT). En l’espèce, le tribunal des conflits fait allusion à une incapacité temporaire (IT) d’exercer l’activité de pharmacien, et à une incapacité permanente partielle (IPP).

ITT ? IT ? ITP ? KESAKO ?

L'incapacité temporaire est la période pendant laquelle la personne ne peut soit totalement (ITT), soit partiellement (ITP) exercer son activité professionnelle.
L’ITT, incapacité totale de travail personnel, (qu’il conviendrait donc de rebaptiser ITTP) ne correspond pas à un arrêt de travail mais au laps de temps pendant lequel la victime ne peut accomplir les actes de la vie personnelle : habillement, toilette, nourriture, déplacements...

L’IPP (qui porte aujourd’hui le nom de déficit fonctionnel séquellaire) est définie comme la réduction du potentiel physique, psychologique, sensoriel ou intellectuel dont reste atteint la victime. Il se mesure après la consolidation, c'est à dire lorsque l'état de la victime est stabilisé, et que son préjudice peut être considéré comme définitif.
Des poursuites pénales ne peuvent se concevoir que s’il y a eu ITTP …ce que ne précise pas le jugement du Tribunal des Conflits.
Précisons, pour information, qu’en cas de blessure involontaire :
une ITTP supérieure à trois mois est un délit relevant du tribunal correctionnel (emprisonnement de deux ans et amende de 30000€)
une ITTP, inférieure ou égale à trois mois, voire nulle si il y a violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, relève de la compétence du tribunal de police

Qu’est-ce qu’un déni de justice ?

Un déni de justice existe lorsqu'un demandeur est mis dans l'impossibilité d'obtenir une satisfaction à laquelle il a droit, par suite d'appréciations inconciliables entre elles portées par les juridictions de chaque ordre (judiciaire et administratif), soit sur des éléments de fait, soit en fonction d'affirmations juridiques contradictoires.

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